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D’autres mondes possibles

A l’origine il y a les atomes. Ils flottaient il y a des milliards d’années dans le cosmos. Ils s’agglomérèrent en molécules.
Des formes fabuleuses et dansantes qui s’organisent en un ballet dans l’intersidéral obscur, ces plaques noires qui tombent des cintres comme au théatre. Découpées à vif dans la Polyuréthane les  globules vibrionnants s’échappent et se dispersent pour aller s’agglutiner sur les murs. Positif-négatif, sur le fond noir les flammèches et les filaments laissent passer la lumière ; leurs contrepoints à l’identique, en noir, vont se projeter sur les parois.

Danseurs baroques, charmants, sympathiques et fantasques, nos globules ne sont pas seulement fantaisistes. Ils sont aussi de vaillants petits soldats au service de la vie. Ils ont combattu pour leur survie d’abord. Ils s’attaquent aux bacilles, aux virus mortifères, aux cellules dévoreuses, ils luttent pour l’équilibre entre globules rouges et globules blancs, la production de plaquettes et d’anticorps.
C’est un combat permanent pour la vie exprimé ici de façon ludique, espiègle. A l’époque où l’artiste les a fait surgir dans son travail, au début des années 2000, si d’anciennes maladies avaient disparu, de nouvelles s’étaient manifestées comme le Sida. Le Cancer sévissait et il sévit toujours, avec sa terrible moisson. D’autres ravages sont apparus, d’autres virus mortels (Ebola, Srars, Covid…). Et les petits guerriers de la vie sont toujours d’actualité. Ils remportent des victoires mais ils connaissent aussi les échecs. Les trous béants sur les plaques en témoignent. Ils rappellent les êtres chers qu’ils n’ont pas réussi à protéger et qui nous ont quittés.  Chacun apportera les siens, aura ses propres souvenirs. Hommage à la vie, Pour ceux qui ne sont plus mais dont la trace est toujours là. Elle nous accompagne, toujours présente, toujours vivante, joyeuse.

La vie sur terre est née de poussières d’étoiles. L’eau et ses profondeurs habitées des premiers êtres  aux étranges figures, les minéraux compressés par les puissances telluriques dans des températures extrêmes et qui offrent à la vue couleurs, textures et stratigraphies fabuleuses, les végétaux et leurs proliférations sans fin, insectes enfin, début des développements de l’évolution. Odilon Redon au XIX e siècle, en plein débat sur l’évolution,  a créé au pastel des monstres imaginaires mais plausibles. L’univers de Nathalie Borowski est moins terrifiant et tout aussi viable. En noir et blanc et toujours délicat, un monde sous-marin, des ramifications végétales, de fines racines, de fragiles animalcules forment un monde imaginaire mais possible. Afin de souligner les parentés, l’artiste introduit au centre de sa composition un fragment de nature, en collage, un élément de nature vraie comme extrait d’un herbier ou du cahier d’un entomologiste. Un effet de trompe-l’oeil.

La vie s’est étendue sur toute la surface de la planète et homo sapiens l’a colonisée. Partout des villes et des routes. L’exploration du monde vivant nous conduit vers les cartes. Elles furent les premiers outils indispensables aux voyages et à la découverte du monde. Nathalie Borowski construit un territoire. Des cartes fictives en lithographie sous plexiglas ou collées sur bois  se situent entre l’emprunt et l’imaginaire. Des cartes de fonds marins sont fantasmées  à partir de relevés réels, images venues pendant le confinement dû à la pandémie, perspectives cachées où l’on s’enfonçait, se noyait. Empruntés au réel sont les fragments bien véridiques de cartes Michelin où se reconnaissent les noms de villes et régions repérables, d’anciennes villes fortifiées Rome ou Grenade ; imaginaire, leur rapprochement en une cartographie improbable.  

De la station spatiale internationale les astronautes  peuvent observer 16 levers de soleils en une seule journée. Les continents sont incroyablement proches. Notre si petite terre aurait-elle pu être autre ?

Ces territoires auraient une langue propre. Notre langage et nos textes comme la déclaration des droits de l’homme peuvent être traduits dans cette écriture nouvelle. Ils forment une calligraphie serrée non sans référence aux griffures d’encre de chine d’Henri Michaux sous l’effet de la mescaline. Du reste, c’est le poème d’Henri Michaux, Le Grand Combat, de 1927, qui est retranscrit. Le poète profère dans une rage éruptive  un déferlement de phrases dont la syntaxe est bien française mais dont les mots sont totalement inventés et ne font sens que par leur sonorité. Ici, c’est visuel.

Notre ADN est un langage. La cellule humaine dispose d’un système de communication avec son environnement, émettant et recevant en permanence des « messages » reflétant sa position dans l’espace. Explorant l’univers de ces cellules, un alphabet visuel a été conçu, symbole du langage du vivant. Des mots, phrases ou textes illustrent un langage intérieur  incompréhensible pour qui n’en connaît pas le « code ». Composé de dessins, il pourrait faire référence à une synesthésie rappelant un grammelot visuel. Comme le souligne le neurologue Lionel Naccache qui établit des similitudes entre les relations cellulaires et les groupements sociaux.

Car, la science est également présente. Cet univers tout comme le nôtre, s’étudie. Il est observé, analysé, décrypté. L’immensité lointaine et l’infiniment petit. Les globules sur leurs plaques noires sont énormes comme grossis sous un microscope électronique à balayage surpuissant. Ailleurs des cercles sur bois sont-ils une planète réduite par la distance infinie, vue de loin ou au contraire un agrandissement d’un organisme cellulaire, comme le laissent supposer des sortes de loupes posées par endroit ?  Des proliférations sur le mode fractal. Des neurones miroirs, ceux qui sont à l’origine du réflexe de l’empathie, inversés droite/gauche. Au laboratoire sont classés des flacons de cultures cellulaires, des bocaux contenant des organismes, de faux insectes, mais l’un d’entre eux est vrai !

A chacun d’interprèter à sa guise. A chacun son propre imaginaire. Ce ne sont que des indices.

Cependant l’oeuvre forme un tout cohérent. Peu ou pas de couleurs. Du dessin, du dessin et encore du dessin. Avec la finesse des artistes asiatiques. Le motif de base est le cercle ou la sphère : boules, balles, ou globes. Les ramifications et enchevêtrements sont eux-mêmes des chaînages de petits cercles tracés avec une infime précision. La maitrise du trait, si fragile soit-il, est toujours d’une remarquable précision. Et d’une poésie magique.

Pour nous ouvrir des mondes.

 

Hélène Lassalle*
Critique d’art

*Conservateur en chef honoraire du Patrimoine,
Ancienne secrétaire générale de la section française de l’AICA (AICA France),
Ancienne secrétaire générale de l’association internationale des critiques d’art (AICA internationale),
Ancienne vice-présidente de l’AICA internationale